Article publié en juin 2000 dans le numéro 18 de la revue Gestalt éditée par la Société Française de Gestalt.
J'assistais, au printemps dernier, à une conférence donnée par Bernard Matray, prêtre, sur la dignité de la personne en fin de vie. Sa présentation lumineuse de la question délicate de la dignité humaine m'a touchée, en tant que thérapeute. J'ai eu envie de partager cela avec vous et de rechercher quelles sont les conséquences éthiques et pratiques de ce concept de dignité, lorsqu'il est reconnu comme une valeur humaine fondatrice de notre pratique de thérapeutes.
Une première façon d'aborder le concept de dignité, la plus présente dans notre culture, est celle de la philosophie, en particulier de la philosophie kantienne. Elle repose sur une conception de l'homme comme être unique, auteur et acteur de sa propre existence. Tout homme a une expérience de liberté dans laquelle il se définit de manière unique et originale. Il ne saurait se résumer à un ensemble de déterminismes biologiques, psychologiques, sociaux. A partir de ces éléments, il compose une figure personnelle, irréductible à toute autre. Cette unicité fonde sa dignité de sujet.
J'assistais, au printemps dernier, à une conférence donnée par Bernard Matray, prêtre, sur la dignité de la personne en fin de vie. Sa présentation lumineuse de la question délicate de la dignité humaine m'a touchée, en tant que thérapeute. J'ai eu envie de partager cela avec vous et de rechercher quelles sont les conséquences éthiques et pratiques de ce concept de dignité, lorsqu'il est reconnu comme une valeur humaine fondatrice de notre pratique de thérapeutes.
Une première façon d'aborder le concept de dignité, la plus présente dans notre culture, est celle de la philosophie, en particulier de la philosophie kantienne. Elle repose sur une conception de l'homme comme être unique, auteur et acteur de sa propre existence. Tout homme a une expérience de liberté dans laquelle il se définit de manière unique et originale. Il ne saurait se résumer à un ensemble de déterminismes biologiques, psychologiques, sociaux. A partir de ces éléments, il compose une figure personnelle, irréductible à toute autre. Cette unicité fonde sa dignité de sujet.
L'être humain est aussi un être de langage. Il est capable de raisonner, de comprendre, de connaître. Si je dois respecter en l'autre une dignité, c'est parce qu'il est porteur d'une parole qui me rejoint, que je peux accueillir, entendre, et par rapport à laquelle je vais élaborer ma propre parole d'une manière qui n'appartient qu'à moi.
La dignité de l'homme fait donc partie de son essence même, et trouve sa pleine manifestation dans la communication par le langage de son originalité profonde, dans un échange où l'unicité de l'autre trouve sa place et s'exprime elle aussi.
La force de cette conception est le caractère universel et fondamental de la dignité humaine. Tout être humain est digne, par le fait même de son humanité, au-delà des conditions pratiques, concrètes, de son existence. C'est une manière de dire que tous les hommes, par quelque chose de fondamental pour eux, sont semblables, sont frères. Il y a égalité des hommes devant la dignité, elle n'est pas l'apanage d'une élite. A ce titre, cette conception de la dignité est à l'origine de grands textes fondateurs de notre société tels que la Déclaration des Droits de l'Homme. Respectant cela en l'autre, nous demandons qu'en nous cette même réalité soit respectée.
La relation thérapeutique se situe bien ici dans ce champ de la dignité humaine. Le client y est reconnu comme auteur et acteur de son existence, d'une manière unique. Il est porteur d'une parole qui me rejoint et que je reconnais. Au delà des difficultés de son existence, l'espace thérapeutique est un lieu de dignité, pour le client comme pour le thérapeute.
Une deuxième piste de réflexion pourrait partir de l'étymologie du mot dignité. Il semble que ce mot doive être associé au mot dignitaire. La dignité est le statut d'un homme qui, dans le groupe humain est reconnu comme un dignitaire. Ce dignitaire est reconnu comme tel dans une fonction spécifique. Le groupe social arrive à vivre parce que les dignitaires remplissent le rôle qui leur est imparti. Alors, qui sont ces dignitaires ? Un théologien juif, Daniel Cohen, a réfléchi sur ce qu'il appelle les quatre dignités de l'être humain. Il les nomme, d'une manière symbolique, la dignité du roi, la dignité du prêtre, la dignité du prophète, et la dignité du sage.
La dignité qui est remise au roi est celle de faire l'unité du groupe humain sans faire violence. Autrement dit, ceux qui, dans notre société, sont capables de créer du lien sans faire violence, c'est-à-dire sans contraindre l'autre à s'enfermer dans ce lien, sont des acteurs de la dignité dans leur groupe social. Nous pouvons transférer cette royauté dans le champ de la psychothérapie. La thérapie est-elle le lieu où une personne en souffrance pourrait expérimenter sa dignité d'être humain relié au monde des humains, sans rejet et sans indifférence ? Le lien qui se crée entre nous et nos clients est-il un lien qui les enferme, les assujettit, ou est-il un lien qui les rattache au monde des hommes ? Cela implique que nous ne nous sentions pas propriétaire de ce lien, que nous ne soyons que les intermédiaires d'un lien qui nous dépasse et qui trouvera sa finalité et sa pleine expression au delà de nous.
Le deuxième dignitaire, le prêtre, est celui qui porte en lui une proposition d'amour inconditionnel. Sa fonction serait donc une fonction d'offrande de soi, d'ouverture, d'accueil, d'hospitalité, adressée à tout autre, en toute circonstance, quel qu'il soit. Dans le champ de la relation thérapeutique, qu'est-ce que c'est que faire une proposition d'amour inconditionnel à une personne qui vient nous voir parce qu'elle souffre de ne pas arriver à "être" ? Jusqu'où allons-nous dans la fidélité à nos clients ? L'inconditionnel de la proposition d'amour du thérapeute est cette permission que nous leurs accordons d'exprimer l'inexprimable en eux, d'intégrer leur monstre intérieur, sans pour autant perdre leur dignité d'homme.
Il est dit du prophète, notre troisième dignitaire, que c'est l'homme capable d'une indignation pour faire surgir la vérité. Le mensonge est un lieu de dénégation de la dignité d'autrui. Un pôle de surgissement de la vérité est un lieu d'humanisation. Le travail de la dignité nous entraîne au-delà des apparences, des fausses évidences, des masques. Comment faisons-nous, thérapeutes et clients, ensemble et l'un par l'autre, œuvre de vérité. Quelles vérités font surgir en nous nos clients ? Vers quelle vérité pouvons nous les aider à avancer ?
Et le sage ? Le sage est celui, nous dit Cohen, qui est capable de reconnaître l'authenticité d'une expérience ou d'une parole, où que cette parole surgisse, où que cette expérience se manifeste. Le sage est quelqu'un qui ne laisse rien perdre de la valeur et de l'authenticité des expériences multiples que la vie permet de rencontrer. N'est-ce pas là la recherche fondamentale du thérapeute dans sa relation à son client, le travail auquel il essaie de l'initier ? La sagesse du thérapeute est-elle de savoir accueillir toute expérience de son client, depuis la plus petite awareness jusqu'au plus violent traumatisme, avec une égale attention pour l'authenticité de l'être qui la vit ?
Cette deuxième approche nous ouvre des pistes de travail. La dignité n'est pas seulement quelque chose qui "est" et que j'aurais à reconnaître, c'est aussi quelque chose à construire. Cette construction n'est pas théorique, elle se fait dans le quotidien de la relation à l'autre. Ce n'est alors pas seulement la dignité de cet autre qui se construit, c'est aussi la mienne et celle du groupe humain auquel nous appartenons. Cette conscience que nous avons de faire œuvre de dignité est le fil qui relie notre travail, dans le secret de nos cabinets, à celui de tous ceux qui oeuvrent dans ce champ de la construction d'une société plus juste et plus humaine, c'est-à-dire plus digne.
Emmanuelle Gilloots
La dignité de l'homme fait donc partie de son essence même, et trouve sa pleine manifestation dans la communication par le langage de son originalité profonde, dans un échange où l'unicité de l'autre trouve sa place et s'exprime elle aussi.
La force de cette conception est le caractère universel et fondamental de la dignité humaine. Tout être humain est digne, par le fait même de son humanité, au-delà des conditions pratiques, concrètes, de son existence. C'est une manière de dire que tous les hommes, par quelque chose de fondamental pour eux, sont semblables, sont frères. Il y a égalité des hommes devant la dignité, elle n'est pas l'apanage d'une élite. A ce titre, cette conception de la dignité est à l'origine de grands textes fondateurs de notre société tels que la Déclaration des Droits de l'Homme. Respectant cela en l'autre, nous demandons qu'en nous cette même réalité soit respectée.
La relation thérapeutique se situe bien ici dans ce champ de la dignité humaine. Le client y est reconnu comme auteur et acteur de son existence, d'une manière unique. Il est porteur d'une parole qui me rejoint et que je reconnais. Au delà des difficultés de son existence, l'espace thérapeutique est un lieu de dignité, pour le client comme pour le thérapeute.
Une deuxième piste de réflexion pourrait partir de l'étymologie du mot dignité. Il semble que ce mot doive être associé au mot dignitaire. La dignité est le statut d'un homme qui, dans le groupe humain est reconnu comme un dignitaire. Ce dignitaire est reconnu comme tel dans une fonction spécifique. Le groupe social arrive à vivre parce que les dignitaires remplissent le rôle qui leur est imparti. Alors, qui sont ces dignitaires ? Un théologien juif, Daniel Cohen, a réfléchi sur ce qu'il appelle les quatre dignités de l'être humain. Il les nomme, d'une manière symbolique, la dignité du roi, la dignité du prêtre, la dignité du prophète, et la dignité du sage.
La dignité qui est remise au roi est celle de faire l'unité du groupe humain sans faire violence. Autrement dit, ceux qui, dans notre société, sont capables de créer du lien sans faire violence, c'est-à-dire sans contraindre l'autre à s'enfermer dans ce lien, sont des acteurs de la dignité dans leur groupe social. Nous pouvons transférer cette royauté dans le champ de la psychothérapie. La thérapie est-elle le lieu où une personne en souffrance pourrait expérimenter sa dignité d'être humain relié au monde des humains, sans rejet et sans indifférence ? Le lien qui se crée entre nous et nos clients est-il un lien qui les enferme, les assujettit, ou est-il un lien qui les rattache au monde des hommes ? Cela implique que nous ne nous sentions pas propriétaire de ce lien, que nous ne soyons que les intermédiaires d'un lien qui nous dépasse et qui trouvera sa finalité et sa pleine expression au delà de nous.
Le deuxième dignitaire, le prêtre, est celui qui porte en lui une proposition d'amour inconditionnel. Sa fonction serait donc une fonction d'offrande de soi, d'ouverture, d'accueil, d'hospitalité, adressée à tout autre, en toute circonstance, quel qu'il soit. Dans le champ de la relation thérapeutique, qu'est-ce que c'est que faire une proposition d'amour inconditionnel à une personne qui vient nous voir parce qu'elle souffre de ne pas arriver à "être" ? Jusqu'où allons-nous dans la fidélité à nos clients ? L'inconditionnel de la proposition d'amour du thérapeute est cette permission que nous leurs accordons d'exprimer l'inexprimable en eux, d'intégrer leur monstre intérieur, sans pour autant perdre leur dignité d'homme.
Il est dit du prophète, notre troisième dignitaire, que c'est l'homme capable d'une indignation pour faire surgir la vérité. Le mensonge est un lieu de dénégation de la dignité d'autrui. Un pôle de surgissement de la vérité est un lieu d'humanisation. Le travail de la dignité nous entraîne au-delà des apparences, des fausses évidences, des masques. Comment faisons-nous, thérapeutes et clients, ensemble et l'un par l'autre, œuvre de vérité. Quelles vérités font surgir en nous nos clients ? Vers quelle vérité pouvons nous les aider à avancer ?
Et le sage ? Le sage est celui, nous dit Cohen, qui est capable de reconnaître l'authenticité d'une expérience ou d'une parole, où que cette parole surgisse, où que cette expérience se manifeste. Le sage est quelqu'un qui ne laisse rien perdre de la valeur et de l'authenticité des expériences multiples que la vie permet de rencontrer. N'est-ce pas là la recherche fondamentale du thérapeute dans sa relation à son client, le travail auquel il essaie de l'initier ? La sagesse du thérapeute est-elle de savoir accueillir toute expérience de son client, depuis la plus petite awareness jusqu'au plus violent traumatisme, avec une égale attention pour l'authenticité de l'être qui la vit ?
Cette deuxième approche nous ouvre des pistes de travail. La dignité n'est pas seulement quelque chose qui "est" et que j'aurais à reconnaître, c'est aussi quelque chose à construire. Cette construction n'est pas théorique, elle se fait dans le quotidien de la relation à l'autre. Ce n'est alors pas seulement la dignité de cet autre qui se construit, c'est aussi la mienne et celle du groupe humain auquel nous appartenons. Cette conscience que nous avons de faire œuvre de dignité est le fil qui relie notre travail, dans le secret de nos cabinets, à celui de tous ceux qui oeuvrent dans ce champ de la construction d'une société plus juste et plus humaine, c'est-à-dire plus digne.
Emmanuelle Gilloots